Dans une journée, il y a six gardes. Toutes les quatre heures, les officiers se relaient à la barre du navire pour surveiller l’océan et conduire l’engin. Située tout en haut du bâtiment, la wheel house est accessible derrière une grosse porte métallique protégée par un code.
« Je surveille le mur »
A chaque fois que je tapais les chiffres sur le clavier, j’avais le ventre un peu noué, j’avais l’impression de monter sur scène. C’est qu’elle est drôlement impressionnante cette pièce, d’ici voyez-vous, on domine le monde. Cette tour de contrôle et de pilotage est formée exactement comme elle doit l’être : on y trouve toute la technologie existante pour connaitre l’emplacement du bateau, la latitude, la pression atmosphérique, la météo… La première chose qui vous attire, c’est le radar où l’on voit les autres navires autour de nous. Et puis tout autour, d’immenses vitres forment la plus belle véranda du monde. Il n’y pas d’endroit plus précieux pour boire son café le matin. Et enfin de chaque côté, il y a un pont où l’on peut tout surveiller et voir nos petites boîtes de haut. Je les aime beaucoup, ce sont les miennes maintenant.

J’y suis allée tous les jours pendant ma traversée pour voir toutes les lumières du jour inonder la cabine. En dehors des périodes où l’équipage réalise des manœuvres, c’est une pièce très calme où avant tout, on observe. Au début, je montais sur la pointe des pieds et me cachais dans un coin, j’avais peur que mon souffle même perturbe la navigation. Et puis, j’ai appris à connaître les watchmen, car non ce n’est pas le capitaine à lui tout seul qui conduit le navire jour et nuit. Après lui, les trois premiers officiers se relaient à la barre sous la supervision de l’officier en chef qui appelle souvent au téléphone ou passe voir aussi de temps en temps. Chacun a deux gardes par jour et travaille donc forcément de nuit. « Je suis membre de la Night’s Watch, je suis surveille le mur. Ça me fait marrer de le dire » m’a dit d’emblée Mihael qui surveille de 8h du matin à midi et de 20h à minuit.

Le temps est long dans la wheelhouse car souvent il ne se passe pas grand-chose. « On n’est jamais sur notre portable, on n’a évidemment pas le droit regarder un film ou de lire un livre. De temps en temps, je révise un manuel de sécurité, mais c’est tout », c’est l’une des premières choses que j’avais demandé à Laurentiu quand je l’ai rencontré, s’il ne s’ennuyait pas trop.

Il va avoir trente ans cette année, il finit bientôt son sixième contrat, celui-ci durait 4 mois. J’ai passé des heures à discuter avec lui, il est le marin le plus calme et serein de tout le bateau. Rien ne semble jamais le perturber, pas même mon objectif à trente centimètres de son visage pendant deux heures. Car au début, je n’osais pas lui parler, je venais juste prendre des photos sans respirer du coucher de soleil. Et puis, on a commencé à se connaître peu à peu, et un jour il m’a dit : « Assieds-toi à côté de moi, t’as le droit tu sais, et ça me fera de la compagnie ».
On a commencé comme ça nos longues discussions du soir. Moi je pensais que tous les marins étaient passionnés par la mer, qu’ils avaient ça ancrés bien profond dans leur carcasse. « N’importe quoi, moi je fais ça uniquement pour l’argent, c’est la chose la plus importante. Personne n’aime être assis seul pendant des heures à chercher les lumières des bateaux. Personne n’aime être six mois loin de sa famille ». Quand le bateau navigue, en dehors des ports, il est en pilotage automatique. La route est tracée d’avance, les officiers ont seulement la charge de surveiller que la voie est bien libre et que la météo ne change pas.

« En réalité, c’est épuisant quand il ne se passe rien, car tu ne peux jamais relâcher pleinement ton attention. Tu dois en permanence scruter la mer et tes instruments. On doit aussi régulièrement noter et transmettre des données concernant notre position et tous les éléments importants à déclarer. Et c’est encore plus épuisant quand tu navigues vers la Chine par exemple, car dans cet espace maritime, il y a chaque jour près de 5 000 bateaux de pêche. Imagine faire un slalom de ski de descente avec un porte-conteneurs… ».
Moi je pensais que la seule règle qui comptait, c’était la taille du bateau, on écrase n’importe qui, tout le monde doit s’enfuir devant nous. Non ?
« Bien sûr que non, il y a un code de la navigation maritime, comme en voiture, avec des priorités. Un petit bateau de pêche peut très bien être prioritaire, ça dépend d’où il vient. Et quand il ne l’est pas, il s’en fout pas mal. Ils sont comme ça les Chinois, tu vois ça qu’ici. Ils ne veulent pas bouger leur filet, alors ils restent plantés là et te défient droit dans les yeux. Ils ont peur de rien. Alors c’est horriblement stressant, images le drame si on tuait quelqu’un ».
Mais vraiment, aucun marin n’aime naviguer ? Et les pêcheurs alors ? « Eux je les respecte vraiment tu sais, à côté, on n’a pas le droit de se plaindre de nos conditions. Le bateau est confortable et il ne bouge pas en temps normal. Eux, ils ne peuvent pas dormir à bord, c’est l’enfer. Les pêcheurs, se sont tous des crève-la-dalle, tu les vois ces pauvres gens dans les mers d’Asie, ils bossent dans les pires conditions possibles. Y a peut-être que les mecs qui pêchent dans les mers du Nord de l’Europe ou vers le Canada qui aiment ça, j’en sais rien ».

Et la vie à bord alors ? Tu fais des croix avant la fin de ton contrat ? « Plus maintenant ! C’est l’erreur du débutant, au début je le faisais comme tout le monde, et ensuite tu te rends compte que ça te déprime encore en plus. Je note juste le jour où on atteint la moitié, le haut de la bosse tu vois, et quand on débute la descente, je commence à être content. Car on n’a pas de plaisir à bord. C’est le métier qui est comme ça, on l’a choisi. Le seul plaisir, c’est quand je vois des baleines sauter et jouer par exemple. C’est pas tous les jours… Comme beaucoup, je pense que plus tard, je me tournerai plutôt vers les bateaux de croisière de passagers, ça dure beaucoup moins longtemps ».

Quand on arrive au milieu de sa surveillance, il commence alors à faire parfaitement noir dehors. Alors, avec son calme habituel, il se lève et éteint toutes les lumières de la cabine et diminue toutes les sources de luminosité. Il ferme même les rideaux derrière nous pour éviter que les témoins lumineux qui pullulent sur tous les murs ne se reflètent sur les vitres. Seules les lumières des autres bateaux doivent briller dans la nuit. Je ne le vois alors presque plus, juste ses pommettes qui brillent un peu. Il continue de me parler, de tout m’expliquer avec une voix de métronome.
Comment tu fais pour être si agacé dedans et si calme dehors ?
« Avant je m’énervais, je remettais en cause les consignes si je pensais qu’elles n’étaient pas bonnes. Car il faut savoir un truc dans la marine marchande, quand on renouvèle un équipage d’un bateau, l’ancien a toujours tort. C’est la règle ! Le nouveau est le seul à savoir naviguer. Avant je le prenais mal, maintenant je m’en fiche ».

T’as déjà eu peur à bord ? Des vagues, du vent, de la tempête quoi ?
« Bien sûr, tu crois quoi ? Ah ah ! C’était un de mes tous premiers contrats, on a eu une grosse tempête en Asie, les vagues étaient énormes, elles nous tombaient sur la tête. Mais le pire, c’était le bruit ! Je croyais qu’on avait vraiment un gros problème car tout le bateau hurlait, c’était affreux ce boucan, je flippais dans ma cabine. Après, j’ai compris que le bruit était normal, c’était juste du bruit ».
« A bord, on a vu tous les films six fois chacun »
Une fois, je suis venue tôt le matin. J’ai fait comme j’avais l’habitude, je suis rentrée dans la pièce et je suis venue m’assoir sur le second siège comme un chat qui réclame de l’attention. C’était les yeux bleus de Mihael qui scrutaient la mer à ce moment-là. On n’avait jamais vraiment parlé alors j’ai fait comme avec les autres, j’ai commencé par des photos. Mais ça l’a tétanisé d’emblée. « Faut que je me change non ? Je suis en t-shirt, je vais mettre une chemise, ça sera mieux je suis sûr ». Ben non, assieds-toi et fais juste ton travail, ne me regarde pas. « Mais mon travail, c’est de rien faire !». Alors fais-le !

Je crois qu’il nous a fallu presque deux heures de malaise, de rire et de blagues avant qu’il n’arrive à s’assoir et à oublier un tout petit peu l’appareil. Et puis, on a fini par parler, tu viens d’où en Roumanie alors ?
« De Constanta au bord de la mer noire. C’est le Miami de la Roumanie ! ». J’explose de rire, je lui demande qui est le Pitbull Roumain. On se marre pendant de longues minutes. Il adore sa ville, apparemment elle moderne et bien faite, avec de jolies plages.

Je pensais avant de monter à bord que vous étiez des mecs un peu machos, un peu insensibles et imperturbables, et que vous aimiez vraiment naviguer longtemps. « Ah ah personne n’aime être si longtemps sur la mer ! C’est impossible. Mais non on est des personnes normales, sensibles. L’autre jour, j’ai pleuré devant un film sur un chien. C’était très beau, je te jure ».
Vous passez comment le temps alors ? « C’est ça l’erreur, les gens pensent qu’on a du temps. Mais quand j’ai fini ma première garde, c’est ma pause déjeuner, ensuite je m’occupe d’un tas de choses administratives à bord, notamment toute la partie ressources humaines, je dois communiquer tous les reporting, les émargements, les informations au port et à la compagnie. Tu te souviens, c’est moi qui me suis occupé de t’enregistrer à bord. Et ensuite, j’essaie de dormir avant ma nouvelle garde. Et quand j’arrive à avoir un peu de temps, on regarde des films. On en a plein à bord mais on les a tous vus en moyenne cinq ou six fois. Et je pleure que sur des films sur les chiens, ok ? ».
Ok.

J’ai lu dans un article qu’il y a des boîtes noires dans les cargos comme dans les avions. Ils enregistrent quand vous parlez dans les micros et talkies walkies c’est ça ? « Non pas seulement, les micros sont au-dessus de notre tête là, ils enregistrent tout le temps, même maintenant ! »
Donc si on coule, on trouvera cette conversation sur le Miami de la Roumanie et sur les films sur les chiens dans le procès-verbal ?
« Ah j’espère bien, oué ! »
Super intéressant ! Hâte de lire la suite 🙂
J’aimeJ’aime
Géniale, comme toujours .
J’aimeJ’aime
merci beaucoup !
J’aimeJ’aime