Cargo #1 : J’embarque sur un porte-conteneurs

Le 26 février 2020, le porte-conteneurs le Lisa Marie arrive au port de Buenaventura, situé sur la côte Pacifique colombienne. Ce jour-là, il va embarquer de nombreuses boîtes chargées de mangues, de bananes, de fleurs, de sucre et ainsi qu’une nouvelle passagère. C’est moi.

Cela fait des années que je veux le faire, que je veux voir et toucher les plus grands bateaux du monde. Beaucoup l’ignorent mais certains porte-conteneurs peuvent embarquer des passagers pour quelques jours ou quelques mois. La veille de l’embarquement, j’apprends par mon agent portuaire colombien que mon navire est enfin arrivé au port de Buenaventura, je suis alors dans la ville de Cali située à 2h30 de là. Je dois rejoindre le port le lendemain avant midi pour enfin monter à bord du navire qui doit me conduire au Pérou en six jours.

« La ciudad del Chaos »

Très tôt, je me réveille pour pouvoir faire à temps la route qui me sépare du port. Je rejoins le terminal de bus de Cali en taxi, dans un trafic épais et collant. J’attrape le premier mini bus en direction de Buenaventura, il n’est pas encore 8 heures. J’ai tout entendu sur cette ville, elle me fait peur depuis que j’ai pris la décision d’embarquer là-bas. Ville pauvre et réputée dangereuse, Buenaventura est la seule porte d’entrée de la côte Pacifique colombienne. Par elle, toutes les marchandises du pays transitent, les bananes, le sucre de canne, les ananas, les avocats, les armes et la cocaïne. « Es la ciudad del chaos » m’avait dit une dame à Carthagène, je m’en souviens encore.

Nous montons sur les hauteurs du parc national des Farallones de Cali, en suivant les larges courbes de la montagne. La verdure pousse au fur et à mesure que nous avançons. Elle grandit vite et fort, si bien que les fougères et les feuilles de bananier font la taille de notre bus. On s’enfonce encore dans le vert, comme si c’était possible. J’ai l’impression que la route va se refermer dernière nous.

Notre chauffeur décide de s’arrêter quelques minutes dans un petit village en taules et en planches courbées, dont la seule activité semble être la vente de fruits et de fritures aux véhicules qui empruntent cette route. Il descend difficilement du véhicule, son ventre touche presque ses cuisses, et s’empresse d’acheter deux beignets au fromage. Il n’est même pas 10h. On repart finalement en mettant du gras sur le volant.

En bas d’une longue descente, alors que nous ne sommes plus très loin de Buenaventura, un militaire nous somme de nous arrêter et de nous écarter de la route le temps d’un contrôle. Ils cherchent tout, de la cocaïne, des armes, de l’argent… C’est très rudimentaire, une petite table en bois nous attend à l’entrée de la jungle. Tout à tour, chacun vide son sac et présente ses papiers. Je suis la dernière à passer. Trois jeunes militaires analysent scrupuleusement mes affaires, pendant que les autres passagers remontent dans le van un à un. Alors que l’investigation se termine, j’entends le bus démarrer et le voit s’éloigner sans moi. Ce gros lard m’a oublié et ne regarde visiblement pas dans le rétro les trois militaires qui lui font signe, les bras grands ouverts. C’est si pathétique que j’en ris. Je me retrouve seule avec eux, mes affaires étalées sur la petite table en bois à l’entrée de la jungle. « C’est facile de trouver une maison ici ? La région est sympa ? L’armée recrute ?» leur demande-je pour me rassurer. Ils se marrent, aussi atterrés que moi. Finalement, le gros ramène son bus, tout penaud, alerté par les autres passagers venus à ma rescousse. Le militaire le plus gradé me raccompagne en s’excusant et en profite pour me demander mon numéro. Belle initiative.

Après cette tentative flagrante d’abandon, nous arrivons finalement dans la Ciudad del chaos. Nous traversons une ville fragile et empilée n’importe comment. L’axe principal nous mène à la station de bus, tous les passagers descendent. La chaleur est lourde, moite et dégouline dans mon dos.

Je retrouve Jeff, mon agent portuaire, devant l’office d’immigration. Il heureux que je sois à l’heure, ça ne doit pas être simple à retenir un porte-conteneurs qui veut partir sans vous. Son rôle est de m’assister dans toutes les démarches me menant jusqu’à l’embarquement. La première étape consiste à me faire enregistrer par les services d’immigration. La seconde à payer 115 dollars en cash de frais de port (des vrais). Et la troisième, à m’acheter un poulet au curry avec du riz avant de monter à bord car j’ai peur de manquer.

On parcourt ainsi toute la ville ensemble sous une chaleur assommante et horriblement humide. Vient ensuite le moment de rejoindre le terminal d’embarquement, le plus éloigné mais aussi le plus moderne du port. Pour s’y rendre, il faut d’abord emprunter un petit bateau jaune qui m’amène au pied du géant des mers. Car ça y est, je le vois enfin mon navire. Le Lisa Marie se repose tranquillement à quai, pendant que trois énormes grues le remplissent de centaines de boîtes. Il est immense, il s’étale sur trois cents mètres de long, inerte.

L’embarquement

La sécurité est pointilleuse à Buenaventura et les étapes qui mènent jusqu’à l’embarquement se multiplient. Mais me voilà au pied du monstre d’acier. Je dis au revoir à Jeff qui se marre en me glissant à l’oreille : « ça fait la queue là-haut pour te rencontrer, ils sont ravis d’avoir une fille à bord ». Super, j’ai encore le temps de me faire poser un stérilet ou pas ?

Un homme descend rapidement l’immense passerelle et attrape l’ensemble de mon paquetage, bien que j’essaie de l’en dissuader. Je suis gênée car je sais mieux que personne à quel point je suis trop chargée. En voyant ce vaillant marin gravir la raide passerelle, encombré de tous mes sacs, je repense à mon contrat avec la CMA où il était marqué en gras et souligné « vous devez être suffisamment en forme pour pouvoir porter tous vos bagages par vous-même sur une passerelle très pentue. Ce n’est pas à la charge de l’équipage ». Peut-être que la CMA devrait essayer d’embarquer avec un short trop court.

Je me retrouve ainsi à monter cet escalier infini au-dessus du vide, avec mon poulet au curry dans les bras. Jeff avait raison, un comité d’accueil fait d’officiers de police, agents portuaires et marins, m’attendent avec curiosité. Je les salue timidement, je dégouline de sueur et de peur, j’ai envie de me jeter dans la mer. On m’invite à attendre à l’intérieur du navire pendant qu’un officier de police colombien inspecte mon paquetage à nouveau. Mais très vite, on vient me chercher pour me demander d’ouvrir moi-même mes affaires et d’en sortir tout le contenu. Tout le monde a peur de fouiller le sac d’une fille. C’est ainsi que devant une quinzaine de personnes, j’ai sorti sur une grande table en fer, l’ensemble de mes vêtements, affaires de toilette, objectifs d’appareil photo, culottes et chaussettes. L’officier rougit, ose à peine toucher ou regarder. Puis il ouvre une poche où s’échappent une dizaine de paquets de gâteaux et de chocolat. « Mais tu sais qu’il y a à manger à bord ? » me lance-t-il interloqué. « Et alors ? » me contentais-je de répondre en serrant mon poulet au curry contre moi.

Ces dernières formalités faites, deux membres d’équipage m’accompagnent enfin jusqu’à ma cabine. L’officier me place dans ma chambre et me dit d’attendre. Je n’ai aucune idée de ce que je dois attendre. Je regarde autour de moi, la cabine est immense, bien plus spacieuse qu’une chambre d’hôtel. J’ai un grand lit, avec du linge blanc et frais, j’ai un bureau avec de nombreux tiroirs juste à côté d’un canapé, et puis aussi une grande armoire pour mes vêtements et une vraie salle bain.

Je m’assois sur le lit, ne sachant quoi faire de moi. Ce sentiment est pour ainsi dire celui même du passager de cargo. Dès que vous mettez les pieds à bord, vous le comprenez immédiatement, vous êtes inutile. Je n’ai aucune mission, aucune charge, pas même celle de débarrasser mon assiette.

Il est midi, nous ne partons pas avant 17h. Je commence à organiser mes affaires dans ma cabine lorsqu’une ombre monstrueuse et un bruit sourd me font me retourner. Devant mes deux hublots, d’immenses grues déplacent à l’aide de solides poulies les conteneurs un à un. Lumière rouge, la boîte est mal positionnée, lumière verte, elle est bien en face, il faut la lâcher. C’est ainsi que durant toute la journée, les ouvriers du port vont empiler près de 300 conteneurs les uns sur les autres avec une rapidité et une habilité rarement observée ailleurs. Je commence à m’inquiéter car le niveau des boîtes monte dangereusement vers mes hublots. Encore quelques unes et je ne verrai plus le ciel, encore quelques unes et je serai emmurée vivante. Nous y voilà, seule dans cette grande cabine sans mer, sans lumière, sans ciel.

« Hello, this is the Captain »

Mon téléphone fixe sonne. Je ne connais personne ici, je n’ai aucune idée de qui m’appelle. « Allo, bonjour Mademoiselle, ici le capitaine. Je vous attends au deck H, à côté de l’ascenseur ». Il est maintenant temps de préciser que le navire un immeuble de onze étages avec tout ce qu’il peut contenir de vocabulaire et jargon marin. Chaque étage est un deck, et tout en bas, pour ainsi dire le pont, c’est l’upper deck. Entre tout ça, se superposent les cabines du staff, les salles communes, le restaurant, la salle de sport, la laverie, les casiers à équipements et puis à l’avant dernier étage, ce sont les quartiers du capitaine.

J’y retrouve le capitaine du Lisa Marie. Il s’appelle Eugène, il est Roumain comme le tiers de l’équipage ici, tout le reste est ukrainien. Curieux, il me demande pourquoi j’ai choisi de venir à bord et ce que je connais de ce genre de navire. Il m’apprend que trente personnes travaillent sur le vaisseau et qu’un autre passager est présent depuis leur départ à Hong Kong. Je ne suis donc pas seule.

« En revanche, tu es la seule fille à bord. Il y en a eu une autre avant notre arrêt au Mexique mais elle était officier. Mais ne t’inquiète pas, tout va bien se passer, on est ravi de t’avoir ici. Si tu as la moindre demande, Vassily, est le majordome à bord, il s’occupera de ta cabine, de ton linge et de tes repas. Tu vois tout est bien prévu » dit-il pour me rassurer et se rassurer. Il a l’air de vivement craindre que je sois mal à l’aise à bord. Cela l’ennuierait beaucoup que je sois déçue. « Tu peux aller partout, je vais te donner le code des portes. Mais si tu vas sur le pont, tu dois avoir l’équipement obligatoire, on t’expliquera tout ça demain. Si tu veux voir la salle des machines, c’est aussi possible, il suffit de me demander. En attendant, je te conseille de venir à partir de 17h dans la wheel house pour nous voir manœuvrer la sortie du port. Il faut près de deux heures pour sortir le bateau de là, ce n’est pas une mince affaire » m’annonce-t-il comme programme de la soirée.

J’ai à peine le temps de retourner dans ma cabine, après l’avoir cherchée frénétiquement à tous les étages en paniquant et en courant, que quelqu’un frappe à ma porte.

« Bonjour Chloé, je m’appelle Mihael. As-tu s’il te plaît ton carnet de vaccination pour la fièvre jaune ? ». Deux agates bleues me fixent, si claires, si brillantes qu’elles m’éclairent presque. Le jeune homme se met à sourire franchement car je ne réponds pas. Je me contente de fixer ses deux iris ne sachant quoi faire d’autre.

– « La fièvre jaune ? Heu… oui dans mon passeport en fait, mais quelqu’un me l’a pris à mon arrivée à bord », dis-je avec une voix faible que je ne me connaissais pas.

– « Oui, on prend toujours les passeports sur un navire comme celui-là et on les restitue à l’arrivée.

Ah oui, comme en Arabie Saoudite ?

En même temps, tu crois que tu peux aller quelque part ici ? T’es piégée ! », dit-il en riant avant de repartir dans l’escalier.